Michaële Andréa SCHATT

home / shows / works / press / cv / contact 

Les dessous de la peinture.

 

 

Entretien de Michaële-Andréa Schatt avec Karim Ghaddab

 

Michaële-Andréa Schatt développe un travail de peinture riche et complexe où les procédures

techniques induisent des retournements, des inversions, des écarts, des fragmentations d’images.

L’ensemble de cet oeuvre, avec le travail consacré à la céramique, tresse les trois axes du

paysage, du corps et du textile.

Karim Ghaddab : Faire de la peinture, aujourd’hui, relève d’une forme d’obstination.

Cela suppose notamment le maintient d’un lien particulier et comme organique au passé, à

la mémoire et à l’héritage. Comparativement à des formes et des techniques jugées plus en

phase avec l’actualité, la peinture ne se caractérise-t-elle pas, précisément, par une

certaine inactualité constitutive ?

Dans ton travail, je remarque une dialectique entre la ligne et la tache, le trait et la trouée,

le ténu et la masse, et tu parles souvent de la nécessité de tenir ou tirer « le fil ». De quel fil

s’agit-il ?

Michaële-Andréa Schatt : Ne pas le perdre, ne pas le rompre ! Comme ces dentellières

que l'on faisait travailler dans les caves humides pour empêcher que le fil sèche et se

casse. Le fil, c'est principalement le Lien, une certaine forme de filiation. La pratique de

la peinture peut être assimilée à une pratique mémorielle marginalisée qui traverse les

époques.

Je pensais à ce texte de Frances A.Yates, L'art de la mémoire, où elle montre comment

la pensée et l'imagination se sont structurées sur les images et les lieux dans le monde

occidental. Pour moi, la peinture n'est pas du tout inactuelle, c'est un outil simple, direct

et révélateur. C'est aussi, dans une sorte de creux, de silence et de pénombre,

l'expression d'une « fatigue de l'exigence sociale ». Pierre Fedida décrit cet état de

creux, comme un lieu où le temps est gelé, dilaté, où la respiration se fait autre. Un

espace où il est possible de reprendre son souffle, de respirer.

Cette mise à l'écart, ou plutôt cet écart, est ce qui marginalise la peinture et la rend

indésirable. Il s'agit pour moi de se donner du temps, donner du temps pour donner à

voir.

KG : Dans cette histoire des fileuses de soie, je m’interroge aussi sur l’importance de la

cave. Je me demande si cette espèce de matrice obscure peut être rapprochée des formes

enveloppantes des manteaux sur lesquelles tu travailles depuis quelques années. Cela me

rappelle aussi les jeux de contre-formes que l’on trouve aussi bien dans beaucoup de tes

peintures que dans ton travail de céramique.

MAS. : La cave est un lieu de secrets, un lieu de réserve, loin des flashs et des feux de la

rampe. Cave, creux, cavité, enfoncement, dépression, trou. Entre le fil et le trou du tissu,

s'agitent les petites mains de la brodeuse.... Il y a à coudre et à en découdre !

La peinture est à la fois affleurement de surface et mise en abîme. Dialogue, cette

pratique se joue peut-être dans cet entre-deux. C'est une sorte de cabane mentale, faite

de bric et de broc, un équilibre précaire, une fragilité provisoire...

Se perdre dans ce creux, ressentir dans une semi obscurité l'ampleur d'une vacuité, d'une

absence. Formes et contre-formes : « Ne vient de nous-même que ce que nous tirons de

l'obscurité et que ne connaissent pas les autres », a écrit Marcel Proust. Obscurité et

ombre, ce sont deux notions qui tissent et traversent la représentation. Le poids de

l'ombre, sa forme, sa couleur, son étrangeté... C'est une réponse en négatif à l'oeil solaire.

« Respirer l'ombre » dirait Penone, ou dessiner l'ombre... Ombres de ces manteaux, de

ces paysages, paysages-manteaux, paysages-mentaux. Le peintre est ourdisseur d'un

tissu fragile...

KG : Quelle est la fonction du rose, omniprésent dans tes dernières toiles ? Pour des

peintures de paysage, le rose est a priori l’une des couleurs les plus anti-naturelles qui

soient.

MAS. : Ces derniers temps, j'avais envie « d'oser » plus en peinture… La ritournelle de

Marcel Duchamp m'est venue à l'esprit, « La vie en ose » ou Rose Sélavy. Je suppose,

j'oppose, j'indispose, je superpose… Le rose s'est imposé comme un défi.

Dans la pratique du paysage, il apparaît hors-sujet, anti naturel et déplacé, tape à l'oeil.

Dans ce jeu de contamination, de provocation, il ronge et morcelle l'homogénéité du

lieu. L'espace devient proliférant, invasif, organique. Le paysage s 'organise alors

comme un manteau, une enveloppe, un corps en négatif. Corps de l'absence, le rose fait

tache....

KG : D’où provient cette nécessité d’une telle vision éclatée ? Dans tes tableaux récents, la

coulure — une autre occurrence du fil — se fait plus présente. Je pense à La dentellière de

Vermeer, où le fil à coudre est figuré par un quasi dripping qui fait aussi tache. Cela

évoque une certaine liquidité de tes paysages. La composition s’y apparente plutôt à une

décomposition.

MAS : Chez Vermeer, la composition peut se lire, si on la regarde de près,

attentivement, comme une somme, une convocation d'éléments épars et traités de

manière choisie. Il joue dans l'espace du tableau, de la tache, du flou, du dripping, de la

précision et du flux. Le tableau de La dentellière l'évoque étonnamment : le fil rouge du

premier plan, les mains de la jeune fille, les nappes de lumières, les drapés… autant de

lieux rassemblés, peints comme autant de sujets différents et autonomes.

Dans un premier temps, je dessine d'après nature, plume et encre de chine, fluidité du

trait, fulgurance de la perception, splendeur de l'amorphe. Je dessine une cartographie du

lieu comme une dentelle. Dans un second temps, à l'atelier, j'articule et je peins la

mémoire de ce paysage en libres associations, le trait et la tache, le trait et l'attache… Le

sujet n'apparaît pas comme unité de l'image et du lieu, mais comme une combinatoire,

une invention d'éléments disparates.

Dans Remarques mêlées, Wittgenstein confie que lorsqu’il pense pour lui-même, sans

vouloir écrire un livre, il opère naturellement par « bonds successifs ». Il compare même

la nécessité d'aligner ses pensées à « une torture. » L'instabilité de cette pratique, ce

collage, cette cabane est pour moi le seul moyen de peindre. La discontinuité et la

fragilité qui en résultent sont constitutives de ma démarche. Il ne reste dans le paysage

que le sourire du chat du Chester...

Propos recueillis par Karim Ghaddab

In Art absolument, septembre 2008.

____________________________________________________

home / shows / works / press / cv / contact