Michaële Andréa SCHATT
Michaële-Andréa Schatt
LE REGARD COMBAT LA NUIT
Pierre WAT
Pour Michaële-Andréa Schatt, la peinture commence par un parcours. Dans un coin d’atelier, sur une bâche en plastique transparent, elle peint - elle cherche en peignant – des formes humaines, végétales, ou, tout simplement abstraites. Lorsque l’une d’elles lui paraît convenir, elle la reporte sur un fin papier, par application de celui-ci sur la peinture encore fraîche. Le papier viendra ensuite rejoindre d’autres – beaucoup d’autres – papiers, qui sèchent sur des cordes à linge, dans un autre coin de l’atelier. C’est dans une autre partie encore, de cette grande pièce que recouvre un verrière, que le tableau à proprement parler va se faire. En ces trois lieux, Michaële-Andréa Schatt circule, et travaille.
La première fois que je suis entré dans l’atelier de Michaële-Andréa Schatt, j’ai pensé à une blanchisserie, ou, plus exactement, à une serre. Comme si les images poussaient sous cette verrière. Comme si, sur ces cordes à linge, se constituait une sorte de mémoire pour la peinture.
De fait, la peinture, au sens strict de ce terme, ne constitue que la première étape de ce travail : sur cette bâche où des formes nouvelles viennent régulièrement recouvrir des formes anciennes, comme en un palimpseste. Ensuite, il n’est plus question que de transferts, puis, sur la toile, de collages.
Ici, l’artiste construit en effet son image par des collages successifs, en venant puiser dans sa mémoire de papier les formes qui feront le tableau. Dans ce lent processus, deux logiques se croisent. La première est temporelle : collant les uns à côté des autres, ou les uns sur les autres, des papiers qui finissent par constituer des strates, que viennent ensuite recouvrir d’autres strates, Michaële-Andréa Schatt construit une sorte de terrain de rêve pour archéologues. Au-dessous le passé, au-dessus le présent, les derniers collages, ceux qui « terminent » le tableau. La deuxième logique, celle qui préside à la rencontre des images, est strictement picturale. Ce sont des raisons plastiques qui font que telle ou telle formes viennent s’accorder, contraster ou raconter un début d’histoire.
En apparence, pour celui qui regarde, tout est simple. Face à ce feuilleté transparent, dont le dessus laisse apparaître les multiples dessous, il s’agit simplement d’être cet « archéologue » que le peintre semble appeler de ses vœux. D’être capable, face à ces papiers devenus transparents sous l’effet de la colle, de reconnaître les strates, de distinguer le proche du lointain, et ainsi, en pénétrant progressivement dans la surface du tableau, de remonter du résultat final jusqu’à l’état originel de la toile. De retracer, suivant l’ordre établi par l’artiste, l’état des lieux de ses images antérieures.
A bien regarder, cependant, cette simplicité « affichée », cette façon qu’ont les toiles de se présenter à nous « dépliées », sans rien cacher de leur dessus et de leurs dessous, se révèle une sorte de séduction minée. Un piège à regard.
En nous promettant de nous révéler toutes ses strates, la peinture de Michaële-Andréa Schatt nous attire pour mieux nous captiver. Car si chaque forme, ici, laisse partiellement apparaître celle qu’elle recouvre, elle ne le fait, précisément, que partiellement. Partiellement, c’est-à-dire suffisamment pour nous donner envie de voir mais trop peu pour que ce désir là puisse s’accomplir jusqu’à son terme. Comme la bâche initiale, le tableau est un palimpseste. Pour tout voir, il faudrait devenir un archéologue d’un tout autre genre : celui qui décolle patiemment chaque strate, autrement dit, celui qui est condamné à détruire le tableau pour découvrir tout ce qu’il cache.
Un tableau de Michaële-Andréa Schatt ne se regarde donc pas confortablement, mais dans un déséquilibre visuel permanent.
Sous les apparences d’un simple jeu, d’un simple piège à regard, c’est quelque chose de plus sérieux qui se dit ici. Quelque chose qui nous parle d’opacité, de fragmentation, de chaos intime, et d’une quête – toujours à recommencer – de la transparence.
Nul hasard, cependant, si, pour dire cela, l’artiste emprunte les voies du jeu. Comment, autrement, éviter les écueils de la grandiloquence ? « Si l’art est un jeu, c’est un jeu sérieux » disait Gaspard Friedrich. Le jeu et le sérieux, telles sont, de fait, les bornes entre lesquelles s’élabore l’œuvre de Michaële-Andréa Schatt. Telle est, de même, la façon dont l’artiste aime à se situer dans l’histoire de la peinture. Si elle apprécie les hommages – peintres et écrivains sont fréquemment cités dans ses titres et dans ses formes – elle n’oublie pas que rien de nouveau ne peut sortir d’un trop grand respect. Que, pour bien jouer avec le passé, il faut toujours une dose d’iconoclasme. Comme lorsque, en une joyeuses subversion, elle reprend et détourne les rayures de Buren, pour en faire le fond de certaines de ses toiles. C’est ainsi, sur ce fil tendu entre ces deux extrêmes, que Michaële-Andréa Schatt fait naître des toiles légères et cruelles, qui sont autant d’interrogations sur l’identité. La sienne, mais aussi la nôtre. Et ce, singulièrement, dans ses travaux récents sur le Rorschach. Un test qui, lui aussi peut se formuler comme un jeu d’enfant : « dis-moi ce que tu vois, et je te dirai qui tu es ».
A cela, en peinture, Michaële-Andréa Schatt répond. Elle répond que la transparence, toujours recherchée, vient éternellement buter contre une irréductible opacité. Que l’espace de la toile tout comme celui de la mémoire intime, est fait de recouvrements successifs, et que le présent ne cesse, de ce fait, d’enfouir le passé.
Elle répond aussi que dans ce chaos, il est possible de faire surgir un peu d’ordre. Il suffit d’un pli, au centre de la toile, pour créer de la symétrie, pour organiser l’aléatoire, pour métamorphoser le désordre en construction savante.
Si les toiles de Michaële-Andréa Schatt sont des « pièges à regard », ce n’est pas uniquement parce que l’artiste cherche à nous happer, à nous égarer dans un labyrinthe de verre. C’est d’abord parce que ce qui nous est dit là résonne comme un rappel à l’ordre de notre propre réalité : celle d’être fragmentés, chaotiques, tragiques mais aussi ludiques, qui cherchent un sens mais ne peuvent éviter la contradiction. Des êtres qui tentent, en vain, de cacher leur opacité sous le masque d’une transparence illusoire.
Un titre, utilisé à deux reprises par l’artiste, nous rappelle tout cela : Sight fight night. Titre ludique, jeu phonétique et sémantique où l’on glisse d’un mot à un autre, en ne changeant qu’une seule lettre. Mais que nous dit ce titre, hormis ce jeu, ce mouvement qui nous entraîne d’un mot vers l’autre ? Il nous dit – et cela, bien au-delà des hasards sonores de la langue anglaise – que le regard (sight) combat (fight) la nuit (night).
Telle est sans doute, la formulation la plus juste – parce que la plus faussement légère – de la visée de Michaële-Andréa Schatt peintre. Faire naître, par la peinture, un regard lumineux, au sens où Goethe disait que « l’oeil est solaire ». Faire naître, par la peinture, un regard qui sache trouver un peu de clarté, dans notre monde intérieur. Brièvement, entre deux nuits.
Pierre WAT
Catalogue exposition Musée de Louviers 1997