Michaële Andréa SCHATT
Michaële-Andréa Schatt
CE QUE L’ON VOIT DANS UN MIROIR
Yves MICHAUD, 1991
Au premier abord, les peintures de Michaële-Andréa Schatt nous présentent un mélange de signes, de textes et de formes sur une surface qui témoigne à la fois de leur dispersion et de leur solide prise en main par une artiste qui maîtrise avec beaucoup d’élégance et de force les espaces importants qu’elle affectionne. De ce point de vue Michaële-Andréa Schatt n’est pas foncièrement éloignée de peintres comme Jean-Michel Basquiat, Juan Manuel Broto ou Mimmo Paladino qui excellent à disperser des signes sur une surface tout à la fois rudimentaire et raffinée.
En ce sens aussi, elle est un peintre de son temps. Les matériaux du graffiti, du diagramme, du pictogramme, les éclats épars de la réalité urbaine et télévisuelle, les sons et les éclaires des concerts rock, les réminiscences de voyage et du dépaysement exotique accéléré à quelques heures d’Orly deviennent les ingrédients d’une peinture qui renouvelle ses formes en même temps que ses contenus en les puisant dans une culture populaire qui est devenue notre milieu quotidien.
Chaque fois que je sors de voir les peintures de Michaële-Andréa Schatt à quelques mètres de La Défense, à la frontière mouvante de la partie la plus américaine de Paris, dans un atelier promis à disparition, cette impression se fait plus vive. Dans le même temps ses peintures offre une épaisseur qui les distingue des œuvres que j’ai citées. Non seulement elles présentent, comme je l’ai dit, une dispersion de signes mais ces signes et ces effets picturaux sont aussi enfouis et sédimentés. Des formes, corps, schémas, notations coexistent mais aussi se recouvrent sur une surface qui laisse toujours quelque part accès à des moments antérieurs. Certains demeurent plus ou moins aisément reconnaissables ; d’autres ont presque disparu dans la peinture mais au hasard des rencontres et parasitages, ils suggèrent de nouvelles formes.
Michaële-Andréa Schatt ne peint en effet pas directement sur la surface de la toile ; elle recourt à un système d’empreintes et de contre-empreintes qui diffère l’évidence et l’immédiateté des signes. Elle peint, pourrait-on dire, avec la mémoire des signes. Pour chaque peinture, elle part d’un stock de dessins, d’écritures et de formes longuement préparés sur des papiers de soie. Ces papiers sont ensuite rapportés sur la surface et collés sur elle, face vers l’intérieur, à l’aide de résines transparentes. Au cours du travail Michaële-Andréa Schatt imprime aussi sur sa toile des motifs peints par exemple sur des feuilles de plastique, ou bien elle fait des empreintes d’empreintes. La couleur vient à la marge.
On sent chez Michaële-Andréa Schatt un goût particulier pour le noir et blanc et cette teinte gris bleuté que donnent les papiers de soie encrés en contact avec la résine – qui est aussi la couleur des nuits électriques des banlieues. Cela donne à ses surfaces une qualité de silence, de vibration et de tension. Mais si la couleur n’est pas la fin du tableau, des marques rouges, orangées, jaunes ou bleues font passer la surface de l’écriture à la peinture. Ces couleurs ne sont pas de la même nature que les écritures : les écritures nous tournent le dos et sont enfouies, les couleurs se donnent pour ce qu’elles sont : des marques de surface. Avec une réticence devant leur possible signification et leur délectation.
Cette technique de la différence et de la distance fait du tableau une composition de fragments et d’empreintes : il est le résultat d’une médiation et cette médiation inverse encore ce qui est imprimé.
La peinture est non seulement un tissu de signes entrelacés sur la surface, mais une surface sensible autant que profonde qui porte les marques de moments et d’âges différents. Elle n’est ni une surface de projection ni une surface peinte directement, dans l’immédiateté ; c’est le lieu où des fragments et des bribes prélevées sur la continuité et la discontinuité de la vie viennent prendre forme.
S’y impriment, s’y recouvrent, s’y succèdent, s’y brouillent et s’y inventent vrais et faux souvenirs, sensations, aperçus, moments de vision, et d’émotion. Car sous des dehors abstraits Michaële-Andréa Schatt fait une peinture qui parle en fait de l’existence et tente de figurer le chaos organisé ou l’organisation chaotique d’une vie. Même si la parenté d’image fait défaut, cette peinture peut évoquer les efforts de De Kooning pour rassembler en une seule image instable et sans cesse recommencée les différentes sensations et les paquets d’affects que peuvent évoquer telle femme ou paysage. Sauf que chez De Kooning, demeure l’idée que ces affects doivent aboutir à une unité, aussi indéfiniment tourmentée et ratée soit-elle.
Ici, l’unité est finalement confiée à la seule surface, avec l’aide de dispositifs aussi simples que des lignes, quadrillages et réseaux qui enserrent les signes ou les connectent les uns aux autres. Michaële-Andréa Schatt accepte ainsi un manque d’unité qui correspond plus subtilement à la reconnaissance que toute identité forte et immédiatement reconnaissable est une fiction, l’identité d’un personnage – un stéréotype.
La technique du fragment inversé nous ramène au miroir. Car un tableau de Michaële-Andréa Schatt est l’image d’un tableau où les textes deviendraient lisibles et les formes s’inverseraient en leur symétrique par rapport au plan. Dans un miroir ma main gauche devient la main droite de mon image, mon œil droit son œil gauche. Certes, cela ne perturbe pas la reconnaissance, mais introduit la légère étrangeté de ce que l’on voit dans un miroir, un déphasage à peine perceptible. C’est ce déphasage que recherche Michaële-Andréa Schatt, une présence filtrée, décalée. Pas la trace directe mais la trace différée, telle qu’elle a peut-être été et non telle qu’elle était : une trace au potentiel passé, si l’on peut dire, comme une archéologie impossible – qui, réflexion faite, est encore plus vraie puisque les empreintes sont des reconstructions.
Nous ne savons jamais ce qui sur le moment nous marquera : nous le connaissons seulement dans l’après-coup de ce qui nous a marqué.
Je voudrais, pour finir, parler des signes et éléments de cette peinture. On y trouve des formes géométriques, des chiffres, des notes, des passages de texte, mais aussi des visages, des formes corporelles, des fragments de machine, parfois le prolongement d’une main en fleur ou en griffe ou inversement une fleur qui est devenue griffe. Les fragments d’un monde personnel ou d’un vécu se transforment ainsi en formes de l’expérience picturale. On y trouve aussi, pourquoi ne pas les voir, des orifices, des sexes. Michaële-Andréa Schatt ne fait pas une peinture dont la violence serait cantonnée au télescopage abstrait des signes : sa peinture n’est pas forcément convenable. Sujet encore délicat.
Malgré l’exception tonitruante de Louise Bourgeois, l’érotisme féminin ne peut encore se montrer que de façon bienséante et allusive ou sur le mode joué de la sorcière jeteuse de sort. C’est un des hommages qu’on doit rendre à Michaële-Andréa Schatt qu’un érotisme réel est presque toujours présent dans ses toiles en inscrivant dans la forme d’une sensibilité la présence du désir et celle du plaisir.
Yves MICHAUD
Texte catalogue exposition « Suite amnésique »
Galerie Gwénolée & Bernard Zürcher, Paris, 1991